Parmi les innombrables métaphores machinistes qui ont déboulé dans l’histoire des « grands formats », celle du « gros cube » est inédite et parfaite pour qualifier cet orchestre flambant: tour à tour ronronnant, ronflant ou rugissant, rutilant mais jamais trop, il fait moins penser à une formule 1 qu’à un joyeux ballet de motards en goguette, chorégraphié de main de maître. De l’instrumentation la plus classique du big band, Alban Darche réussit à tirer des combinaisons inouïes, démontant et remontant sans cesse les sections, revissant les sons à la façon d’un « meccano musical » confié à un enfant surdoué. Chacun des dix-sept membres de l’orchestre - tous solistes - semble galvanisé par une extrême liberté, grâce aux échappées vrombissantes que lui ménage une orchestration tout aussi cohérente que spectaculaire. Quant aux parties harmonisées, elles possèdent une qualité «vocale» exceptionnelle dans le jazz instrumental actuel.
Gérard ARNAUD
ENTRETIEN Alban Darche / Thierry Mallevaës, 2020
Le Gros Cube, numéro 2 ?
Numéro deux, parce qu’il y a eu un numéro un. Dans la foulée du trio Le Cube, au début des années 2000, je crée un grand orchestre, Le Gros Cube (14 musiciens). Un premier disque "La Martipontine" est sorti en 2005, suivi de "Polar Mood", "Le Pax", avec Philippe Katerine et "Queen Bishop" avec un Gros Cube augmenté (piano, deuxième batterie, trois chanteurs).
Ca a duré une dizaine d’années. À partir de 2012, j'ai continué en format un peu réduit avec l’Orphicube (9 musiciens). Avec cette formation hybride, j'ai pu explorer le champ de la musique de chambre.
Pourquoi une renaissance ?
Le grand orchestre, l’émotion particulière que suscite une grande formation dans le public, c’est quelque chose qui m’intéresse toujours. Et je voulais travailler sur une instrumentation traditionnelle.
Traditionnelle ?
Dans mon premier Gros Cube, j’avais une instrumentation originale, avec des sections incomplètes. Dans Le Gros Cube #2, j’ai opté pour un big band à l’américaine : cinq sax, quatre trompettes, trois trombones et tuba, et une rythmique piano, guitare, contrebasse et batterie.
Donc dans le respect du "modèle" américain...
Je voulais me confronter effectivement à ce modèle. Le big band, c’est comme un quatuor à cordes en musique classique : une configuration idéale pour faire vivre la musique. Un big band ainsi "calibré", si ça a traversé les années, c’est parce c’est ce qui fonctionne le mieux, avec un équilibre naturel. Pour être dans un rapport filial avec l'Histoire des big bands j'ai aussi décidé d'enregistrer dans des conditions « live », tout le monde dans la même pièce.
Et la musique elle-même, américaine ?
Je continue à avoir une écriture personnelle, mais dans un cadre historique. Et avec un enracinement dans ce qui fait la spécificité du big band. Dans l’orchestre, j’ai voulu quelques musiciens américains pour me confronter à leur connaissance et à leur pratique : Jon Irabagon et Loren Stillman (saxs), John Fedchock (tb lead). Du big band, ils en font depuis toujours. Et plusieurs ils jouent et ont joué dans les plus grands big bands du monde, Woody Herman, Maria Schneider, le Liberation Music Orchestra, le Vanguard jazz orchestra.
Et qui avec les Américains ?
Deux Suisses avec qui j’ai déjà mené plusieurs projets : Samuel Blaser (tb) et Marie Krüttli (p), un belge, Jean-Paul Estiévenart (tp), pour la première fois dans les rangs à l'instar de Joël Chausse le lead trompette. Les autres musiciens sont français et tous habitués de mes orchestres : Sébastien Boisseau (cb), Christophe Lavergne (d), Matthieu Donarier (sax, clar), Jean-Louis Pommier (tb), Geoffroy Tamisier et Olivier Laisney (tp), tous des solistes.
Et parmi tous ces solistes, quelle place pour le saxophoniste Alban Darche ?
Justement, ça n’a pas été évident : pas la peine d’inviter des musiciens comme ça, d’écrire pour eux et de ne pas les laisser jouer en prenant moi-même tous les solos. Après une longue réflexion j'ai opté pour le ténor. Je ne serai pas le seul à ce poste mais c'est celui qui me permettra le mieux de m'exprimer. Ce poste au milieu de la section sax est centrale, et reste une bonne place pour diriger. Confier le lead alto à des américains permet de colorer immédiatement le son de l'orchestre.
Revenons à la musique : à quoi s'attendre avec Le Gros Cube #2 ?
C'est un assemblage de morceaux inédits et de morceaux réorchestrés. Avec Le Gros Cube #2, je sais que j’ai à ma disposition une machine qui va fonctionner immédiatement, qui va mettre le public en terrain connu, mais qui sera aussi à l’aise dans un registre plus déroutant.
C’est ça qui m’intéresse : passer du familier au déroutant, offrir du déroutant qui sonne "classique". Proposer des couleurs très personnelles dans un paysage familier, ou bâtir un paysage complexe avec des couleurs pourtant évidentes.
Cet album a été réalisé avec le soutien de